De la souillure : essai sur les notions de tabou et de pollution ~ by Yomu-chan

4 novembre 2018 1 Par Yomu-chan

Hey !

Ouiiii je sais ça fait si longtemps que je n’ai pas écrit que l’on pourrait douter de mon existence.  Mais comprenez-moi, j’étudie et j’ai peu de temps pour lire (Arg fausse excuse).

Mais, je viens de commencer une nouvelle licence en anthropologie et ceci est synonyme de nouvelles lectures (obligatoires pour la plupart, mais passionnantes très souvent !).  Je vais donc pouvoir partager quelques mots avec vous. J’ai récemment dû exposer sur un ouvrage de Mary Douglas, De la Souillure, je me propose donc de vous livrer ma fiche de lecture ici. Celle-ci aura sûrement un aspect très scolaire et académique, mais c’était l’exercice demandé héhé. J’espère ne pas raconter de grosses bêtises et je serais enchantée d’échanger avec vous au sujet de cette lecture et des théories développées par M. Douglas !!  Place à l’exposé :

De la Souillure

Essai sur les notions de pollution et de tabou

Mary Douglas

Mary Douglas est une anthropologue britannique, née en 1921 et décédée en 2007.

Elle est considérée comme l’une des figures les plus importantes de l’anthropologie anglaise de la deuxième moitié du XX° siècle. Elle fut l’élève du célèbre Evans-Pritchard, dont les études ont beaucoup influencé son travail.

Mary Douglas a d’abord travaillé pour le British Colonial Office, jusqu’en 1947, avant de devenir professeur d’anthropologie à Londres, puis aux États-Unis.

Elle s’inscrit dans le courant africaniste, avec une profonde étude de la société matrilinéaire et polyandrique des Lélé du Kasai au Zaïre, dans l’ex-Congo Belge. Sa thèse de doctorat portera d’ailleurs sur cette société.

Durant sa carrière elle aura publié une quinzaine d’ouvrages, mais son œuvre reste assez peu connue en France, avec peu de traductions. Nous la connaissons surtout pour deux de ses livres : De la Souillure, dont nous parlerons plus longuement dans cet exposé, et Comment pensent les institutions.

Le travail de Mary Douglas se veut dans la lignée de l’anthropologie britannique, elle trouve sa place dans l’héritage fonctionnaliste. Mais elle se dénote et rompt avec les habitudes fonctionnalistes en revendiquant une filiation avec la théorie durkheimienne et en défendant le travail de Claude Lévi-Strauss. On lui trouve effectivement des affinités avec le structuralisme. Mary Douglas est considérée comme novatrice, car elle ouvre l’anthropologie fonctionnaliste aux études comparatives. C’est d’ailleurs avec son ouvrage De la Souillure qu’elle affirme sa méthode comparatiste. Dans ce texte elle s’appuie sur de nombreux exemples, notamment chez les Lélé, les Azandes et les Nuer en Afrique, mais elle cherche constamment à faire le lien avec les sociétés occidentales, britanniques et israélites, nous le verrons plus précisément.

L’œuvre de Mary Douglas porte sur de nombreux thèmes (les modèles matrilinéaires, la religion, le risque, la pollution environnementale, la consommation, etc.), mais on retrouve toujours la volonté de comprendre les effets des organisations sociales sur la manière de classer, catégoriser le monde, et de le percevoir. Elle interroge le sens des catégorisations mentales crées par les sociétés et analyse la façon dont les sociétés usent de ces divisions mentales pour rendre le monde compréhensible et accessible, cette idée est particulièrement développée dans De la Souillure.

De la souillure

De la souillure est publié pour la première fois au Royaume-Uni en 1967, il faudra attendre 1971 pour qu’il soit traduit en français. Lors de son étude de terrain chez les Lélé, Mary Douglas remarque des similitudes dans les prohibitions alimentaires de ce peuple et celles évoquées dans le Lévitique. Ainsi elle se penche sur le tabou, la souillure et les interdits rituels, elle les utilise comme porte d’entrée sur une étude comparée des religions. Dans la thèse développée dans cet ouvrage la saleté et la pollution semble être indispensables pour comprendre et analyser le rapport des sociétés au sacré.

Souillure rituelle :

Mary Douglas commence par décrire ce qu’est la saleté, la souillure.

La saleté se révèle être une offense contre l’ordre, c’est ce qui n’est pas à sa place, voici la définition que lui donne l’auteure. Elle ouvre son texte en disant que « la réflexion sur la saleté implique la réflexion sur le rapport de l’ordre au désordre, de l’être au non-être, de la forme au manque de forme, de la vie à la mort ». Elle va donc étudier les comportements de différents groupes sociaux face à la saleté, et cette étude ne peut se faire qu’en faisant des relations entre les différentes catégories, puisqu’il n’existe du sale que s’il existe du propre.

Elle insiste sur l’importance de contextualiser la saleté, car ce qui est sale par rapport à quelque chose peut être propre par rapport à autre chose.

Dès ce premier chapitre elle renie plusieurs théories vieillissantes et elle s’en prend notamment à James Frazer (Le Rameau d’Or). Ce qui apparemment est une tradition chez les anthropologues britanniques.

Souillure séculière :

Mary Douglas établit l’importance qu’il y a à se confronter à la « contagion sacré et séculier (profane) » dans nos propres sociétés pour comprendre celle qui opère dans les sociétés primitives. C’est ainsi qu’elle pose les bases de son anthropologie comparative.

L’auteure remarque que l’on trouve des coïncidences entre les rituels religieux liés à la purification et l’évitement de maladies contagieuses (comme les juifs qui se lavent avant de manger et la façon dont ils ont été épargné par la peste). L’ethnologue note un matérialisme médical de la part de ses collègues, qui vont expliquer une pratique religieuse par un phénomène médical, et de la part des primitifs, qui vont justifier une expérience rituelle par les douleurs qu’ils ressentiraient s’ils n’accomplissaient pas le rite.

Mary Douglas remarque qu’il existe une véritable ressemblance entre les rites purificateurs symboliques et notre hygiène quotidienne. La purification symbolique vise à séparer le profane du sacré, et notre hygiène quotidienne vise à enlever ce qui n’a pas à être là. Nous l’avons vu, la saleté est quelque chose qui n’est pas à sa place. Ainsi quand je me lave avant de prier, j’enlève ce qui appartient au monde empirique pour m’élever vers le monde sensible, de même, quand je « fais la poussière » dans ma maison j’enlève ce qui appartient à l’extérieur pour conserver l’intégrité de mon foyer. Mary Douglas constate donc que « là où il y a saleté, il y a système ». La saleté est symbolique, le sale n’est pas sale en lui même, il est sale dans un certain contexte.

Abominations du Lévitique :

« La souillure n’est jamais un phénomène isolé, elle n’existe que par rapport à l’ordonnance systématique des idées ». C’est parce que nous classons nos idées que ce qui s’échappe de cette classification est sale.

Mary Douglas fait donc le parallèle avec la notion de sainteté. Si la sainteté est associée à un état de plénitude et de contentement, la racine du mot est bien « état de séparation ». Selon l’auteure, être saint c’est « être capable de discrimination et d’ordre », c’est séparer ce qui doit être séparé, donc être capable d’écarter le sale du propre, l’impur du pur. La sainteté se définie donc par rapport à la souillure, est saint celui qui a su reconnaître et écarter la pollution. Si des auteurs comme Hertz opposent de façon catégorique le sacré de la souillure, Mary Douglas nous explique que l’un n’existe qu’à travers l’autre. Sacré et impureté sont complémentaires, et entretiennent d’étroites relations.

Dans ce chapitre l’auteure revient également sur l’idée de classification et du fait que ce qui sort de ces classifications est impur. Elle appuie sa thèse sur l’exemple du Lévitique, texte judaïque dans lequel sont répertoriés les prohibitions alimentaires, certains animaux y sont désignés comme « abominables » et sont strictement interdits à la consommation. Mary Douglas analyse cela et remarque que sont considérés comme impurs les animaux qui ne correspondent pas aux critères du bétail (le bétail étant un symbole de l’ordre), et ceux qui ne correspondent pas à leur classe (les poissons sans écailles, les êtres ailés à 4 pattes, etc). Il s’agit donc de tous les animaux représentant un défi de classification. Les êtres hybrides sont donc considérés comme impurs, car ne pouvant rentrer dans aucune classification ordonnée définie par le groupe. L’anthropologue fait ici un rapprochement avec le culte du pangolin chez les Lélé.

Magie et miracles :

Mary Douglas présente l’être humain comme un « animal rituel », si bien que, si l’on supprime un rite, celui-ci réapparaîtra sous une autre forme. Les rites sont décrits par l’auteure comme des « actes symboliques », pour nous comme pour les primitifs. Ici Mary Douglas cherche à montrer que les primitifs ne sont pas naïfs, et qu’ils ne croient pas bêtement qu’un rite équivaut à un « résultat immédiat magique et miraculeux » (elle prend l’exemple de l’appel de la pluie). Selon elle, le rite permet de « concentrer l’attention », il enrichit une expérience qui aurait de toute façon eu lieu (comme pleuvoir). Il permet de donner un cadre et de contrôler cette expérience. Mary Douglas va jusqu’à dire que le « rite est le signe extérieurs d’états intérieurs », il est donc purement symbolique et permet de donner forme à de réelles préoccupations sociales et politiques.

Elle fait également une comparaison avec nos propres expériences rituelles. Nos rites sont tout aussi symboliques que les leurs, nos habitudes de nettoyage n’ont pas réellement pour but d’éviter la maladie, elles servent plutôt à « rendre visible les décisions que nous avons prise sur ce que doit être notre foyer ».

Le rite créé de l’ordre, il définit les limites de l’univers et donne ainsi leurs places aux individus. Les interdits, comme la saleté ou la pollution, ne font que « tracer les contours du cosmos et de l’ordre social idéal ».

Mondes primitifs :

Mary Douglas, dans sa démarche comparative, ne rejette pas l’idée d’étudier les différences entre les cultures, car elle en pointe certaines du doigt, mais elle revendique l’importance d’établir ces comparaisons en gardant en tête « l’unité de l’expérience humaine ».

Elle défend une constante dans toutes les sociétés : les Hommes ont le besoin de créer de l’ordre dans la complexité brumeuse du réel. Mais elle reconnaît que les primitifs peuvent se représenter le monde de manière différente de la notre. Ils verraient la puissance de l’univers comme quelque chose d’intimement lié à la vie individuelle. Même si Mary Douglas admet que les membres de ces sociétés peuvent se représenter la cosmologie de façon très diverse, tout comme c’est le cas dans nos sociétés, tout le monde est rarement d’accord au sein d’un même groupe.

Encore une fois Mary Douglas rejette l’idée d’Hommes primitifs naïfs, elle appuie qu’ils se posent des questions qui traduisent de véritables préoccupations d’ordre sociales, qu’ils s’interrogent, eux aussi, sur le « comment s’organiser en société ».

Elle profite de cette réflexion pour s’interroger sur l’utilisation du terme « primitif ». Elle annonce en défendre l’usage, mais pas avec une vision péjorative et infantilisante.

Pouvoirs et Périls :

La thèse de Mary Douglas repose en grande partie sur sa volonté à affirmer que le désordre, et donc la saleté et la pollution, représente à la fois le danger et le pouvoir.

« S’il est admis que le désordre détruit l’agencement des éléments, il n’en demeure pas moins qu’il lui fournit ses matériaux. Qui dit ordre dit restriction, sélection des matériaux disponibles, utilisation d’un ensemble limité […]. Inversement, le désordre est, par implication, illimité ; il n’exprime aucun agencement, mais il est capable d’en créer à l’infini. C’est pourquoi tout en aspirant à créer l’ordre, nous ne condamnons pas purement et simplement le désordre. Nous admettons que celui-ci détruit les agencements existants ; mais qu’il est doué aussi de potentialités. Le désordre est donc symbole tout à la fois de danger et de pouvoir ».

Ainsi le rite, qui peut faire appel à cette pollution, correspond à un renoncement de l’ordre de soi et/ou de l’ordre de la société. Celui qui « revient » d’un rite utilisant des aspects de souillure obtient un pouvoir que ceux qui sont restés sous le contrôle de l’ordre social n’ont pas développé.

L’auteure fait ensuite une sorte d’inventaire des pouvoirs spirituels engendrés par la pollution. Ceux-ci sont en rapport avec le danger. Il y aurait des pouvoirs contrôlés et des pouvoirs incontrôlés, les deux n’étant pas attribués aux mêmes personnes sociales et ne représentant pas le même niveau de dangerosité. Elle distingue les pouvoirs qui ont une forme : « expression d’un symbolisme extérieur qui soutient les structures sociales explicite » (rois, etc.) ; et les pouvoirs caractérisés par leur absence de forme : qui seraient des « pouvoirs psychiques intérieurs qui menacent les structures sociales par leur aspect non structuré ». Il y aurait donc une corrélation entre structure sociale et type de pouvoir mystique : «  l’exercice du pouvoir conscient est réservé aux détenteurs des postes clés de la structure, tandis qu’un autre type de danger émane de ses régions obscures ». Ainsi donc on attribue les pouvoirs dangereux aux marginaux (comme ce fut le cas avec les juifs en Europe par exemple).

Frontières extérieures :

Mary Douglas invoque des références psychanalytiques pour mieux s’en défaire. Elle se penche notamment sur le rapport au corps, très présent dans le domaine de la souillure. Selon elle, les psychanalystes « isolent le corps humain de sa dimension symbolique vis à vis de société ». L’ethnologue voit le corps comme un symbole de la société, il représente le système fini qu’incarne la société. Elle infirme la thèse freudienne selon laquelle les cultures primitives seraient comparables à la sexualité infantile du stade anal.

Elle affirme que « l’expérience corporelle et émotionnelle de l’individu ne l’emporte pas sur son expérience culturelle et sociale […] et que les rites agissent sur le corps politique par le moyen symbolique du corps physique ». Ceci explique pourquoi les déchets corporels représentent tant de danger et de pouvoir à la fois.

Lignes internes :

Mary Douglas affirme que la pollution touche de très près à la morale. Ce qui est mauvais, en même temps pollue. L’auteure analyse la façon dont conscience morale individuelle et conscience morale publique s’influencent, décrivant ainsi une relation entre la conscience et la structure sociale. Selon Mary Douglas, pour comprendre la pollution il faut comprendre les contradictions qui animent le comportement qu’un individu approuve pour lui même et celui qu’il approuve pour les autres membres de la communauté. La pollution pourrait venir servir de soutien à la morale, elle suscite la désapprobation quand la morale fait défaut.

Le système en guerre contre lui même :

A travers de nombreux exemples, Mary Douglas montre que les rites sexuels lié à la pollution créent des contradictions qui fragilisent le système social. Elle développe notamment le cas de la société Lélé :

« J’attribue l’anxiété des Lélé – celle qui concerne les dangers rituels de la sexualité – au rôle véritablement destructeur du sexe dans leur système social. Les hommes créèrent une échelle de prestige, dont ils gravissaient les échelons à mesure qu’ils venaient à dominer un nombre toujours croissant de femmes. Mais en livrant leur système à la compétition, ils permirent aux femmes de jouer un double rôle : celui de pions passifs et celui d’intrigantes actives. Pris individuellement, les hommes avaient raison de craindre que les femmes, prises individuellement, contrecarrent leurs projets ; et leurs craintes des dangers sexuels ne faisaient que refléter très exactement leur rôle dans leur structure sociale. »

Éclatement et renouveau du système :

La saleté est une création de l’esprit, c’est un « sous-produit » de la création de l’ordre. La souillure incarne les limites de la pureté : elle est le paradoxe intrinsèque à la création d’un ordre délimité, il existe des marges quand l’on crée un espace fini. Mais ce qui se trouve dans ces marges fait aussi partie du monde et peut être source de pouvoir. Mary Douglas développe une « métaphore du jardin » qui résume merveilleusement sa thèse sur la relation sacré-souillure :

« Un jardin n’est pas une tapisserie ; en enlevant toutes les mauvaises herbes, on appauvrit le sol. Pour lui conserver sa fertilité, le jardinier doit, d’une certaine façon, remettre ce qu’il a enlevé : transformer les mauvaises herbes et le gazon tondu en terreau. Ce traitement est comparable à celui que certaines religions réservent aux anomalies et aux abominations en les transformant en pouvoirs au service du bien .»

Sources

DOUGLAS Mary, 2001, De la Souillure. Essai sur les notions de pollution et de tabou, Paris, La Découverte.

Éric SORIANO, « DOUGLAS MARY – (1921-2007) », Encyclopædia Universalis [en ligne], consulté le 2 octobre 2018. URL : http://www.universalis.fr/encyclopedie/mary-douglas/

Sandrine TEIXIDO, « Mary Douglas anthropologie de l’impur », Sciences Humaines [en ligne], consulté le 2 octobre 2018. URL : https://www.scienceshumaines.com/mary-douglas-anthropologie-de-l-impur_fr_4587.html

«  De la souillure », Éditions La Découverte [en ligne], consulté le 2 octobre 2018. URL : http://www.editionsladecouverte.fr/catalogue/index-De_la_souillure-9782707148117.html

Share